La Critique
Forcément, cette critique est un peu particulière car, deux jours après le visionnage de ce film, ma vie personnelle a basculé avec la naissance de ma fille. Les priorités ont nécessairement changé et il s’est donc passé un certain temps avant que je trouve le temps (et même l’envie, soyons honnête) de m’attaquer à la critique de ce long métrage, au demeurant fort intéressant. Je me souviens quand même du film en lui-même et des grandes lignes de ce que je voulais en dire, j’avais même noté quelques bribes d’analyse. Pour autant, je ne suis pas certain que je parvienne vraiment à faire comme d’habitude. Pourtant, il y a bien des choses à dire sur ce Detroit qui s’est avancé en France précédé d’une certaine réputation, notamment parce qu’il avait créé des polémiques aux Etats-Unis. Il faut dire que c’est une femme, blanche de surcroît, qui traite le thème des révoltes qui ont eu lieu à Détroit en 1967. Forcément, ça ne pouvait que faire parler. Et le film a été diversement apprécié, certains considérant que le scénario était trop nuancé ou que, au contraire, il était trop à charge vis-à-vis de la police. J’ai l’impression que c’est un peu le lot des derniers longs métrages de Kathryn Bigelow (et notamment de Zero Dark Thirty), que d’être reçus très différemment par les spectateurs. Cela veut sans doute dire que celle qui est encore à l’heure actuelle la seule femme à avoir obtenu l’Oscar de la meilleure réalisation, ne cherche pas à faire l’unanimité. Mieux, en réalisant des films sur des sujets comme la guerre en Irak (Démineurs) ou les suites du 11-Septembre (Zero Dark Thirty), elle radiographie à sa manière l’Amérique d’aujourd’hui, et notamment ses contradictions. En s’emparant d’un épisode vieux de cinquante ans, elle va presque encore plus loin puisqu’on ne peut pas dissocier ce nouveau film de ce qui se passe aux Etats-Unis depuis quelques années et encore plus depuis l’élection de Donald Trump. Detroit est-il pour autant un film d’actualité ?
Le long métrage débute de façon assez originale avec une succession d’images naïves qui retracent l’histoire des noirs aux Etats-Unis, de leur arrivée sur leur continent en tant qu’esclave à la ségrégation encore en cours dans certains états à la fin des années 60. C’est plutôt « mignon » dans la forme mais le fond m’a quelque peu gêné car je trouve que, résumée ainsi, cette histoire de plus de deux siècles prend une dimension presque un peu trop « enfantine », voire « joyeuse ». Au moins, le retour au réel est, lui, brutal, car le scénario nous plonge directement dans l’événement qui a déclenché ces émeutes à Détroit, à savoir une descente de policiers dans un bar clandestin où des afro-américains fêtent le retour d’un soldat du Vietnam. A partir de là, les violences commencent et c’est finalement toute la ville qui va s’embraser. Dans le premier tiers du long métrage, le scénario s’applique à montrer en plusieurs séquences la manière dont la situation se tend pour devenir finalement une véritable insurrection au cœur de la cité (présence de chars,…). Toute cette partie est assez didactique, sans doute un peu trop d’ailleurs, mais elle permet d’avoir à l’esprit le contexte de ce qui va suivre, avec une montée progressive de la violence des deux côtés et des positions qui semblent de plus en plus irréconciliables. Le seul îlot de tranquillité est apporté par ce groupe de quatre chanteurs qui répètent avant de se produire pour la première fois dans une grande salle. Finalement, celle-ci sera évacuée avant leur participation. Il y a là une scène magnifique où le leader du groupe chante seul devant une salle déserte, comme pour exorciser la détresse qui l’habite à ce moment-là. Et le destin de ce chanteur principal basculera à jamais lors de cette soirée même si on le comprendra véritablement plus tard.
Mais là où le film prend véritablement tout son sens, c’est dans un deuxième temps puisqu’il s’intéresse à un événement particulier au cœur de ces émeutes, à savoir ce qui s’est passé à l’Algiers Hotel ou une dizaine de noirs-américains, et deux jeunes femmes blanches, vont être encerclés et maltraités par la police, à la recherche d’un homme qui aurait tiré sur eux. Le scénario choisit cet angle particulier et s’y investit complètement, nous le faisant vivre en temps réel (comme lors de la mythique prise de la maison de Ben Laden dans son film précédent). C’est une façon de faire hyper intéressante car elle permet de voir vraiment tous les ressorts de la mécanique dont une forme d’ultraviolence se met en place. Car d’une bavure au départ, un groupe de policiers de la ville va finir par véritablement prendre en otage les personnes présentes et les torturer, psychologiquement et physiquement. Avec, à leur tête, un jeune officier qui a déjà commis une erreur auparavant et qui est de plus en plus aveuglé par une haine qu’il ne parvient plus à maitriser. Et on se rend compte assez rapidement que cette rancune n’est pas seulement due à un racisme latent mais vient aussi d’une certaine frustration, sexuelle notamment (comme le montre la façon dont il traite les deux jeunes femmes présentes). Le phénomène de groupe fait que ses collègues finissent par être aussi aveuglés que lui. La reconstitution minutieuse de cet événement permet également de comprendre ce qui s’est réellement passé, en ne mettant pas tout le monde sur le même plan, notamment dans les forces de l’ordre. Entre celles de la ville, celles de l’Etat du Michigan et celles du pays. Chacune aura un rôle et si c’est bien la première qui est la plus impliquée, les autres, par leur inaction, ont également leur importance.
Au milieu de ce qui s’apparente véritablement à deux camps qui se font face (même s’ils n’ont pas les mêmes moyens et qu’ils ne sont pas en situation d’égalité), il y a un personnage hyper-intéressant car un peu hybride. En effet, ce Melvin Dismukes est un jeune noir qui est employé comme agent de sécurité pour garder un magasin à proximité de l’hôtel et qui va se retrouver presque malgré lui au milieu de tout cela. Il va essayer de limiter les dégâts, tout en n’intervenant pas non plus de manière très claire, de sorte qu’il peut être considéré comme complice de ce qui se trame (il sera d’ailleurs jugé en même temps que les trois policiers). On peut presque regretter qu’il ne soit finalement pas assez traité. Une idée aurait pu être d’adopter complètement son point de vue. Pendant près d’une heure, on reste quand même au cœur de cet hôtel, dans une tension qui ne cesse de monter pour aboutir à un dénouement franchement brutal. Dans la mise en scène, c’est hyper maitrisé car le spectateur est complètement immergé dans les quelques pièces de ce bâtiment et Kathryn Bigelow a un réel talent pour faire monter la pression autour de ces personnages. C’est prenant, violent et hyper puissant même si je m’attendais à quelque chose d’encore plus rude, physiquement parlant. Toute la troisième partie du film, sur les conséquences de cet épisode, et notamment le procès qui a suivi, est beaucoup plus convenue et finalement moins passionnante. Ca ressemble à beaucoup d’autres films déjà vus. Ca vaut surtout pour une conclusion plutôt fataliste sur le racisme, bien raccord avec ce que l’Amérique revit depuis quelques années et que l’élection que Trump a permis de montrer réellement, à savoir une fracture de plus en plus importante entre les différentes communautés. Et les bavures policières n’ont pas cessé, loin de là… Ainsi, Detroit apparaît comme un film nécessaire. Et que ce soit Kathryn Bigelow, une femme blanche, qui l’ait fait lui donne peut-être encore plus de sens à mes yeux.